* Christophe revient en France
Christophe Moure, qui a séjourné 5 ans à Java pour y étudier le karawitan et s'y est marié, est revenu mi-septembre à Paris. Il a eu la gentillesse de nous faire partager un compte-rendu de sa vie là-bas et les premières impressions de ses contacts avec la communauté parisienne du gamelan. JP. Chazal
Christophe Moure au gender dans les studios de RRI Solo en Mai 2007
[JPC] Avais-tu fait des études musicales avant de partir ?
[Mas Kris] Oui. J'étais dans un conservatoire d'arrondissement parisien, en section jazz, avec comme instrument la guitare. Et j'avais déjà fait des concerts, y compris une petite tournée en Bretagne. Mais auparavant, j'avais commencé par 10 ans de piano classique que j'ai abandonné lorsque je suis passé au jazz.
Donc, tu pars à Java avec un bon bagage musical ?
Oui, je participais à plusieurs groupes de jazz et puis j'avais aussi eu des collaborations avec les musiques du monde, par exemple celle des Gnawa. Donc en partant, j'étais assez entraîné. En plus, j'avais participé aux ateliers de gamelan de la Cité de la Musique, suivant la formation, et on m'y avait déjà demandé d'effectuer des animations ponctuelles.
Tu arrives à Java en quelle année ? J'ai l'impression que ta décision de partir là-bas s'est faite rapidement...
En 2004. Mais il est vrai que ma décision a été prise assez rapidement. Il faut également ajouter que, parallèlement à la musique, je m'étais inscrit à l'INALCO (l'Institut des Langues Orientales) en Indonésien où je suis allé jusqu'à la licence. Je n'ai pu mener la maîtrise à bien car j'avais l'intention de faire un sujet lié à la musique. Ce n'a pas été possible à l'époque, car, avant l'arrivée de Kati Basset, il n'y avait personne qui pouvait diriger des sujets dans ce domaine.
Quand tu es arrivé, avais-tu obtenu un Darmasiswa ?
Non, je m'y suis pris un peu tard, donc j'ai autofinancé la première année. Je n'ai obtenu un Darmasiswa (Note JPC : bourse d’études délivré par le gouvernement indonésien aux étudiants étrangers) que pour ma 2e année. La troisième et quatrième année, je ne l'ai pas eu non plus, car je ne pensais pas possible de l'avoir deux années de suite. Mais, j'ai vu que certains étudiants étrangers l'obtenaient pour la deuxième fois, ce qui fait que j'ai refait une demande et l'ai obtenu pour ma 5e année.
Lorsque tu arrives à Java, tu t'installes à Solo ? Et qu'est-ce qui te frappe en arrivant ?
A Solo, je m’installe en septembre ; c'est ça. En arrivant, j'ai tout d'abord été hébergé par Rahayu Supanggah à Benawa. J'y ai passé quelques mois, puis je suis rentré au conservatoire, à l'ISI. Au bout de 6 mois, j'ai voulu aller voir un peu en dehors de l'institution, je me suis renseigné sur ce qui existait comme latihan en dehors d'ISI et aux alentours de Solo, car finalement le style de Solo me convenait ; Je suis, par exemple, allé voir Pak Hartono au Mangkunegaran. Pour revenir à l'enseignement de l’ISI, j'avais trouvé que celui-ci ne m'était pas très adapté. C'était un peu abstrait, sans qu'on y voit clairement les liens de la musique avec la société qui la portait. Très technique aussi, mais avec quand même beaucoup de survol des problèmes musicaux. Je ne pense pas que l'enseignement qu'on y donne puisse convenir aux étudiants occidentaux, ce qui est dommage car ils ont énormément de moyens, des gamelan à n’en plus finir, des beaux locaux, plein de bons profs. Il faudrait une formule adaptée aux gens qui viennent étudier un an avec l'intention d'acquérir un bagage leur permettant de pouvoir enseigner le gamelan ou diriger un groupe dans leur pays. Donc au lieu de se focaliser sur la pratique des instruments « doux », gender, rebab, gambang, etc, avoir un cursus avec un objectif pratique de maîtrise des structures, de la ponctuation, des transitions, des indications au tambour, bref, tout ce qui permet à un étranger d’animer un groupe de gamelan quand il retournera chez lui. Bien entendu, pour ceux qui viennent en ayant le temps, pour passer une année sabbatique sans projet précis, c'est moins important.
Est-ce que tu as pu partager ces réflexions avec les étudiants indonésiens de l’ISI ?
Oui. Il y a deux sortes d’étudiants : ceux qui viennent de la filière artistique scolaire secondaire, venant du lycée artistique, l’ex-SMKI (maintenant SMK8) avec ses sections Karawitan, Pedhalangan et Tari et pour qui c’est dans la continuité de ce qu’ils ont connu auparavant et puis les autres qui entrent à l’ISI en venant des filières de l’enseignement général sans formation spécialisée, par intérêt pour les arts traditionnels. Pour ces derniers, il me semble qu’il y en a peu qui vont pouvoir devenir de bons musiciens. Ce n’est pas qu’ils ne vont pas obtenir un diplôme, mais il y aura peu de chances qu’on y trouve de futurs bons artistes.
Y a-t-il encore des étudiants qui sont directement issus des milieux artistiques traditionnels et qui n’ont pas reçu d’éducation formelle dans une institution, des fils de dhalang par exemple ?
Il y en a encore et j’ai remarqué que ceux qui arrivent le plus facilement à s’en sortir et à acquérir un bon niveau viennent de familles impliquées dans les arts traditionnels. C’est particulièrement le cas dans la section Pedhalangan, où la nécessaire acquisition rapide et simultanée sur un an, d’éléments musicaux, gestuels et linguistiques (impliquant une rapide maîtrise du javanais classique) constitue un obstacle redoutable pour les étudiants étrangers qui s’y essaient. A part peut-être certains Japonais qui sont suffisamment acharnés pour pouvoir surnager durant une année dans cette section (ce qui ne veut pas dire qu’ils soient très satisfaits de l’enseignement qu’il s’y donne).
Revenons sur les critiques que peuvent formuler les étudiants indonésiens. En particulier sur l’aspect de cette séparation d’avec la vie javanaise que tu mentionnais.
Bon. Je ne les ai pas entendus se plaindre de cette séparation. Par contre, ils se plaignent souvent de difficultés liées aux demandes d’assimilation rapides des parties instrumentales « douces » de certaines pièces difficiles. Donc, ils vont dire : « Au tirage au sort, on nous demande de connaître, pour la semaine prochaine, la partie de rebab de ce gendhing difficile, mais personne est disposé à passer du temps avec nous pour qu’on y arrive », donc ils se débrouillent et se tournent alors vers des compétences extérieures à l’ISI qui veulent bien les aider, tel Sri Joko Raharjo, celui avec qui j’ai étudié. Ce dernier reçoit souvent des étudiants d’ISI à la recherche d’aide.
Lorsque tu étais à Solo, y avait-il beaucoup d’étudiants étrangers à l’ISI ?
La dernière année, il y en avait une vingtaine. Ce qui, pour Solo, me semble beaucoup par rapport à la première année où il y en avait 6 ou 7 ; ce qui est également le cas cette année. Quant aux nationalités, régulièrement, on trouve surtout des Japonais, des Hongrois, des Mexicains, des Américains aussi. Les Anglais, eux, passent maintenant moins par le darmasiswa et l’ISI, ils s’autofinancent, semble-t-il. Et enfin, nous étions trois Français, Sylvie, déjà là depuis plusieurs années, Emma, qui avait commencé dans le département danse, puis est passée en musique.
Peux-tu maintenant m’expliquer le chemin qui t’a amené vers Joko ?
Comme je te l’ai dit, après avoir passé 6 mois à l’ISI en trouvant que l’enseignement ne me convenait pas et que mon niveau musical ne me satisfaisait pas, je ne savais pas trop quoi faire, je pensais même retourner en France pour me replonger dans le Jazz. C’est alors que mon colocataire canadien entendit parler, par un autre canadien, d’un musicien/dhalang nommé Joko Raharjo qui était un bon professeur de gamelan. J’ai donc commencé à me renseigner auprès des autres professeurs de Solo. Leurs réponses m’ont étonné par leur caractère négatif : « Joko Raharjo n’a rien de particulier, c’est pas terrible, ce qu’il fait ; il habite loin ; il élève des cochons, ça pue ; n’y vas pas, il est un peu dérangé ». Seul Al Suwardi lui trouva des qualités. A l’inverse, les élèves étaient louangeurs, ils le trouvaient très bon professeur, citant des cas d’étudiants médiocres devenus brillants après une seule séance chez lui. Mais relevant aussi un caractère capable d’emportements : « Oui, il a entraîné des détenus et puis une fois il a piqué une colère et a même jeté une télévision dans la salle de répétition au milieu du gamelan ». Curieux de voir ce personnage un peu hors-norme avant de rentrer en France, je cherchais à rentrer en contact avec lui. Par chance, j’obtins le numéro de téléphone de sa fille qui étudiait également à l’ISI. Je la contactai et lui demandai si je pouvais rencontrer à son père. Elle s’assura de ma volonté d’apprendre avec lui, me répéta que c’était loin mais accepta de m’y amener. Au jour dit, nous partîmes en moto chez son père. Celui-ci s’adressa à moi en anglais et, après m’avoir écouté me présenter, me demanda ce que je savais faire ; je me mis au gender et lui jouai un morceau. A la fin, il me déclara sèchement qu’il trouvait que mon jeu n’allait pas du tout, qu’il fallait entièrement revoir ma technique et me proposa un rendez-vous précis quelque temps après car il était présentement occupé par un spectacle de Wayang. Sur ce, fin de l’entrevue, ce qui me surprit tant c’était inhabituel à Java. J’étais surpris, mais pas rebuté, car j’aimais la franchise et l’immédiateté avec lesquelles il avait procédé, manières bien différentes de ce à quoi m’avaient habitué les autres enseignants qui me complimentaient d’une prestation que je savais médiocre.
---> Extrait de l'interview : Christophe rencontre Joko Raharjo <---
Revenons sur le lieu, éloigné de tout, décris-nous l’endroit, l’élevage de cochons, etc. Joko est-il chrétien ?
Eh bien je ne l’ai jamais entendu se prévaloir d’une religion ou d’une autre. Il se déclare « Javanais », mais je ne l’ai jamais entendu se qualifier de « kejawen » (Note JPC : le « fait javanais », la javanité ou la « javanitude » avec toute une série de connotations mystico-magico-religieuses qu’on trouve dans l’histoire de Java et encore actuellement chez nombre de personnages des élites locales) ni même parler de ça et je ne l’ai pas non plus vu participer à une quelconque cérémonie. Il s’intéresse certes aux vies des prophètes, Jésus, Mahomet, Bouddha, mais sans s’identifier à l’une ou l’autre croyance. Il y a peut-être du syncrétisme chez lui, comme chez beaucoup de musiciens, à la différence de la plupart des autres Javanais qui ne sont pas dérangés qu’on les classe dans une confession particulière (qui est de toute façon mentionnée sur leur carte d’identité), même si leur vie sociale et spirituelle ne se réduit pas aux dogmes d’une église. Il est vrai que Joko a choisi de s’éloigner. Il s’est installé à Hargosari, dans le kecamatan de Kartasura. Il habite au cœur d’un kampung, au milieu d’un village habité par des petites gens qui vivent plutôt au jour le jour. Joko est d’ailleurs originaire de Kartasura, mais il ne montre aucun intérêt pour l’ancien kraton détruit dont il ne reste que quelques bâtiments, sans activités. Il faut dire qu’il a peu d’estime pour les familles royales javanaises et ce que symbolisent les anciens palais ; pour lui c’est des restes du féodalisme dont il moque plutôt les oripeaux et les attitudes serviles subsistant chez ses compatriotes. Ainsi, une fois, nous avons été engagés pour une fête chez un Lurah (Note JPC : un responsable administratif local du niveau chef de canton) qui avait invité une princesse de l’ex-famille royale pour tirer un peu de prestige de sa venue. Cette dernière ne fit qu’une courte apparition : un petit discours, puis repartit. Quant à nous, nous jouions le répertoire convenu pour l’occasion, entrée de l’invité, sortie de l’invité, etc. et contemplions les gens qui se prosternaient devant cette petite femme, qui ne nous a semblé rien avoir apporté de particulier à la soirée. Ce qui eut le don de déclencher chez Joko des commentaires acerbes sur la servilité encore commune à Java.
Quel rôle joue-t-il dans sa communauté ? Organise-t-il un enseignement local ?
Pendant les presque 5 ans que j’ai passé avec lui, j’ai joué dans trois groupes où Joko incluait des gens du cru, pas forcément des musiciens. Le premier, avec lequel il a joué pendant plusieurs années, s’appelait « Laras Panjang Mas » (Note JPC : traduction approximative : l’harmonie longue d’Or). Le second « Nggiri Kawasta » a débuté alors que Joko me donnait un cours à son domicile. C’est très ouvert chez lui, donc les passants s’arrêtent et regardent ; Joko, qui n’adore pas les badauds, préfère inviter le spectateur à participer à la répétition / pratique en cours et il va donc le mettre aux gongs ou aux kenongs. Et cette fois-ci, comme la personne nous ayant rejoint avait de nombreux amis qui étaient intéressés, ils se sont retrouvés incorporés dans le groupe avec d’autres que Joko avait formé il y a quelques années, y compris certains de ceux qui ont fait le voyage à Paris pour le wayang de la Cité de la Musique ! A Java, il y a souvent des intermédiaires commerciaux, on dit « maklar », l’un sur les ventes de moto, l’autre sur les rizières, etc. Eh bien, dans le groupe où j’étais, il y en avait plusieurs. Il y avait aussi un éleveur de canards, un gardien d’école primaire, un professeur de sports, tous gens sans éducation musicale préalable. Donc ce qui était très intéressant, c’était de voir qu’en deux ans, en répétant quatre fois par semaine, avec la méthode, la discipline et l’énergie de Joko, on arrivait à des résultats de grande qualité. Il y a quelque chose de très social chez lui. Son idole est Sukarno, le premier président de l’Indonésie. Il est convaincu qu’il faut éduquer ses contemporains, partager son savoir avec eux.
Donc tu as pu constater que parmi ces gens du coin, le prestige de jouer dans un gamelan reste entier…
Oui, ils aiment bien ça. Mais ils se donnent rarement les moyens d’aller très loin, et sans l’énergie et la direction ferme (presque tyrannique ;-) ) de Joko, ça n’irait pas loin. Ce sont des gens sans éducation, en particulier musicale, et ils n’ont pas l’habitude de mener une activité suivie en dehors de leur gagne-pain.
Ce qui apparaît, à travers ton récit, c’est que les groupes de gamelan naissent, vivent et meurent, dans une dynamique qui leur est propre à chacun. Peux-tu nous raconter ce que tu as pu en voir ?
Tout d’abord, je m’aperçois que je n’ai pas parlé du troisième groupe qui est encore en activité. C’est un groupe d’une vingtaine ou trentaine d’enfants, des amis de son fils que Joko a rassemblés et sur lesquels je reviendrai.
Mais parlons des adultes, ce qui les motive au-delà de leur intérêt, c’est que Joko, quand ils arrivent à un niveau correct, leur propose de l’accompagner dans ses spectacles de théâtre de marionnettes moyennant une petite rémunération. Pour des occidentaux, les montants qu’il leur propose peuvent sembler ridicules, mais pour ces gens de Java qui ont de petits métiers, cela peut représenter un petit rapport et de plus, ils font quelque chose qu’ils aiment et qui a un certain prestige. Car Joko, même s’il n’est pas volontiers reconnu par ses pairs musiciens, jouit d’une bonne réputation dans le grand public.
Un des problèmes qui mène souvent à la dissolution des groupes est l’implication aléatoire de certains des membres au-delà de la période d’apprentissage : ils ont acquis un savoir qui leur semble suffisant pour avoir du succès et ils jugent qu’il n’est pas nécessaire d’entretenir leur niveau, d’autant plus que les spectacles ne se succèdent pas à une fréquence suffisante pour les faire vivre. De plus, le calendrier des spectacles ne s’établit pas longtemps à l’avance, ils ne peuvent donc pas l’articuler heureusement avec leur métier : ils rechignent donc à participer à des répétitions soutenues qui leur sont notifiées au dernier moment. Leur assiduité s’en ressent et, à un moment donné, Joko décide brusquement que la limite est dépassée et se sépare d’eux en leur disant qu’il ne peut assurer la qualité qu’il souhaite avec un tel dilettantisme. S’ils se plaignent, Joko leur signifie qu’il peut trouver mieux ailleurs, ce qui effectivement vrai.
RRI Solo, émission KLM Malam, Christophe : rebab - extrait de Gendhing Lambangsari - Tous droits réservés Christophe Moure - RRI Solo 2007
et bientôt, la seconde partie de la relation du séjour de Christophe à Java : Christophe, le wayang et son dhalang